[Chronique de Jean-Valère Kouwama] – La nécessité de la décolonisation de la pensée, de l’être et des savoirs en Afrique…
Pourquoi poser le problème de la décolonisation épistémique en Afrique ?
Dans mon précédent article, je vous proposais de poursuivre notre réflexion sur les raisons de la nécessité de réfléchir aujourd’hui en Afrique, à la décolonisation épistémique. Eh bien, c’est de cela qu’il s’agira ; ou mieux, il s’agira de formuler le problème tel qu’il se pose aujourd’hui à partir de quelques éléments historiques que vous connaissez certainement.
L’échec de la décolonisation politique
En effet, l’histoire de l’humanité a été marquée, entre 1500 et 1960, par divers événements qui ont contribué, particulièrement en Afrique, à l’assujettissement de l’homme par l’homme, à la conquête de l’espace, à la dépersonnalisation de l’être africain et à la dévalorisation de sa culture. Il s’agit de la traite négrière et de la colonisation. Aujourd’hui, l’une des plaies non encore cicatrisée de ces événements historiques, fragilisant les échanges intellectuels entre l’Occident et l’Afrique et empêchant un dialogue franc entre les savoirs, est le maintien de cette forme de colonisation et de domination des savoirs par les anciennes métropoles. Aujourd’hui encore, elle continue d’asservir la pensée des peuples autrefois colonisés et ce, malgré le processus de décolonisation politique qui a conduit progressivement les anciennes colonies aux indépendances. L’une des raisons de cette situation de dépendance de l’Afrique par rapport à l’Europe est, selon Mignolo, l’échec de la décolonisation politique qui n’a pas pris en compte la décolonisation de l’être et de la pensée. Le contrôle des savoirs par la matrice coloniale du pouvoir, la notoriété de la bibliothèque coloniale[1] et le maintien d’un système éducatif calqué sur les modèles des pays colonisateurs en sont des illustrations. Cet échec de la décolonisation politique a pour conséquence une crise identitaire chez le colonisé, crise caractérisée par la négation de sa propre culture et de son être, le maintien de son complexe d’infériorité et un déficit d’échanges francs entre l’Occident et l’Afrique dans le domaine de la pensée.
La décolonisation de l’être et des savoirs
Les nombreuses réactions en termes de productions littéraires, historiques et philosophiques des intellectuels africains pour prouver que le Noir était capable de raisonner comme le Blanc ont ouvert la route au projet d’émancipation de la pensée africaine. Aujourd’hui, ce débat se formule autrement. Comme le souligne le philosophe argentin Walter Mignolo, « The problem is, (…), how to decolonize knowledge and being by affirming the geopolitical legitimacy of knowledge for decolonization, rather than knowledge to control the world by knowing its laws.”[2] Ce qui se traduit par : « Le problème est, (…), comment décoloniser les connaissances et l’être en affirmant la légitimité géopolitique des connaissances pour la décolonisation, plutôt que des connaissances pour contrôler le monde en connaissant ses lois. »[3] Face à cette nouvelle perspective qui est aussi une préoccupation de la philosophie africaine, nous sommes en droit de nous demander comment une pensée africaine, épurée du poids de l’héritage épistémique colonial, peut-elle se développer et entrer en dialogue avec d’autres savoirs ? Walter Mignolo, à travers ses différents ouvrages, tente de résoudre la question. Il est convaincu que « sans « décolonisation épistémique », une véritable communication interculturelle sera impossible, et qu’aucun échange d’expériences et de constructions sémiotiques nécessaire au fondement d’une rationalité-autre ne pourra avoir lieu. »[4]
Ouvrir les frontières du savoir
De fait, la décolonisation épistémique en tant que processus de déconstruction/construction est une invitation à « apprendre à désapprendre, pour pouvoir apprendre à nouveau. »[5] C’est la recherche d’une logique de pensée autre que celle occidentale et qui puise dans les catégories et concepts africains pour réfléchir les problèmes du continent africain. Un effort d’ouverture des frontières du savoir ; le but étant de créer des ponts qui permettent à la pensée de circuler dans une dynamique de la complémentarité et de la fécondité, sans qu’une pensée ne soit au-dessus de l’autre. C’est un projet qui, loin de vouloir affirmer l’universalisme d’une pensée isolée, fait l’apologie d’un pluriversalisme de la connaissance.
Le mois prochain, nous reviendrons sur la genèse de la pensée décoloniale en insistant sur les événements fondateurs de ce courant de pensée qui semble être incontournable pour l’Afrique si elle veut travailler à une réelle émancipation de ses peuples.
Jean-Valère Kouwama
Membre du RJIA
Etudiant au Centre Sèvres/Paris
[1] Expression forgée par Yves-Valentin Mudimbe pour désigner toute la littérature écrite par les colons, selon leurs intérêts, sur les peuples colonisés. (Nous reviendrons plus tard sur cette notion)
[2] MIGNOLO, Walter, The darker side of western modernity. Global futures, decolonial options, Durham, Duke University Press, 2011, p. 101.
[3] Cette traduction et les prochaines sont faites par nos bons soins.
[4] MIGNOLO, Walter, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, (Coll. « Critique sociale et pensée juridique » 2), Trad. par Jasmine JOUHARI Y. et MAESSCHALCK M., Bruxelles, Ed. P.I.E. Peter Lang, 2015, p. 148.
[5] Ibidem, p. 124.