Quels sont les événements fondateurs de la pensée décoloniale ?
Le courant de décolonisation épistémique a deux principales sources historiques. La première source, celle intellectuelle, est le fruit d’une prise de conscience collective et progressive des intellectuels des pays subalternes, pendant les luttes pour libérer leurs pays du joug colonial et permettre une certaine émancipation culturelle et intellectuelle des espaces colonisés. Ces intellectuels ont perçu l’importance de réfléchir à une réappropriation des savoirs, de l’histoire et de la culture que la colonisation a contribué à déconstruire et à inférioriser. Ces auteurs, pour la plupart africains et afro-descendants, ont tenté de réhabiliter la pensée des peuples colonisés à travers la production littéraire, historique et philosophique sur la capacité des peuples colonisés à affirmer leur identité et à la faire valoir aux yeux du monde. Nous pensons particulièrement aux théoriciens de la Négritude tels que William Dubois, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, et à bien d’autres comme les défenseurs du panafricanisme, tels Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Cheick Anta Diop, pour ne citer que ceux-là. Ces différentes productions qui appartiennent au courant de la critique coloniale et postcoloniale, ont été loin de résoudre la question. Néanmoins, il faut leur reconnaître l’audace d’avoir pensé et d’avoir pris position, à partir d’une « relecture critique de l’héritage colonial, dé-colonial et néocolonial afin d’éviter la déshumanisation de l’homme à partir d’un renversement des idées reçues. »[1] Le courant de la pensée décoloniale s’en inspirera et se fondera sur ces travaux antérieurs.
À propos des origines politiques du projet de la décolonialité, Walter Mignolo nous renseigne qu’il « naquit lors de la conférence de Bandung en 1955. (…) L’objectif majeur de la conférence était d’établir un terrain d’entente et la vision commune d’un futur qui ne soit ni capitaliste, ni communiste. La voie de la « décolonisation » était ouverte ».[2] Le projet va se poursuivre à la conférence des pays non-alignés à Belgrade en 1961.
Ces événements fondateurs qui fixent le cadre de réflexion sur la pensée décoloniale ont provoqué dans les milieux anglo-saxons, latino-américains et africains, une éclosion et un développement des études postcoloniales et décoloniales et ont contribué à « reformuler, dans une perspective interculturelle, les questions indispensables au renouvellement de la pensée humaine vue dans sa pluralité. »[3] La pensée décoloniale, en s’appropriant les acquis de ces rencontres, va se fixer plusieurs objectifs : faire une critique de la colonialité, analyser le mécanisme de la matrice coloniale du pouvoir, déconstruire l’hégémonie occidentale et proposer une nouvelle perspective épistémique qui n’est pas cartésienne, mais qui se déprend des schèmes de pensées occidentales. Pour les penseurs de la décolonialité, il ne s’agit plus d’une philosophie fondée sur le cogito ergo sum de Descartes ; mais de « l’affirmation d’un « être qui existe là où il pense » au lieu d’un « être qui existe parce qu’il pense ». »[4]
Le prochain parcours approfondira, dans la perspective des fondements de la pensée décoloniale, les enjeux de ce courant de pensée. A bientôt…
Jean-Valère Kouwama, aa.
Membre du R.J.I.A)
Etudiant au Centre Sèvres (Paris)
[1] ELAME, Esoh, La pédagogie postcoloniale, Paris, L’harmattan, 2016, p. 27.
[2] MIGNOLO, Walter, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir. (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », in Mouvements, 73, 1/2013, p. 182.
[3] ELAME, Esoh, op. cit., p. 30.
[4] MIGNOLO, Walter, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, (Coll. « Critique sociale et pensée juridique » 2), Trad. par Jasmine JOUHARI Y. et MAESSCHALCK M., Bruxelles, Ed. P.I.E. Peter Lang, 2015, p. 117.