2019 décembre

31 décembre 2019
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 Les enjeux de la décolonisation épistémique

Dans la suite de notre série d’articles, nous vous proposons d’évoquer dans les lignes qui suivent quelques enjeux de la pensée décoloniale. Les enjeux de la pensée peuvent se décliner en trois principaux points.

Premièrement, il s’agit d’une critique de la colonialité qui consiste à analyser toutes les formes de pouvoirs mises en place par la modernité impériale dans le processus d’assujettissement, ou, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembé, dans les « processus de fabrication de sujets de race »[1] depuis la traite négrière jusqu’à la période post-coloniale en passant par la colonisation. Cette critique, loin d’être anti-occidentale, a pour but d’affirmer que chaque sphère de la planète est particulière dans son histoire, sa culture, ses formes de pensées et de savoirs et qu’il est possible que chacune d’elle contribue à la fécondité de la pensée universelle, considérée dans sa pluralité. Comme le soutient Mignolo, aujourd’hui, pour que les savoirs entrent réellement en dialogue, sans complexe, le seul projet universel qui soit valable et fécond, c’est le projet de la pluriversalité de la connaissance.[2]

Deuxièmement, il s’agit de révéler le côté obscur de la modernité et son mécanisme. En effet, la modernité occidentale, dans sa volonté de dominer le monde et de l’universaliser, a occulté l’histoire de l’humanité en mettant en place un processus de négation culturelle, en forgeant des critères de classification et de hiérarchisation des êtres, des cultures, des peuples et des savoirs. Ce mécanisme, « qui conduit le colonisé à avoir un sentiment d’infériorité au point de finir par mépriser sa propre langue, us et coutumes, au point de vouloir ressembler au colonisateur »[3] a besoin d’être mis au jour. Ce travail permettra au colonisé de mesurer la gravité de cette colonisation des consciences dont il est victime et de travailler pour sortir de cette position aliénante.

Troisièmement, la décolonisation épistémique a un enjeu éducatif et ce dernier a un double objectif : d’abord, provoquer un détachement par la désobéissance épistémique et ensuite permettre de se situer dans une pensée de frontière : “Border thinking becomes, then, the necessary epistemology to delink and decolonize knowledge and, in the process, to build decolonial local histories, restoring the dignity that western idea of universal history took away from millions of people.[4] Autrement dit, « la pensée de frontière devient alors, l’épistémologie nécessaire pour dissocier et décoloniser les connaissances et, dans le processus, de construire des histoires locales décoloniales, restaurer la dignité que l’idée occidentale de l’histoire universelle a amputé à des millions de personnes ». De ce fait, la pensée décoloniale ouvre les portes à la recherche de nouveaux terrains de recherches, de nouveaux concepts par lesquels les sociétés, particulièrement celles africaines pourront appréhender leur avenir, leur place et leur contribution dans la géopolitique de la connaissance.

Ce vaste projet de décolonisation épistémique dont l’institutionnalisation s’est faite à la conférence de Bandung et à celle de Belgrade, mais qui s’est fortement inspiré de la critique coloniale, s’est ancré dans l’espace latino-américain qui a vu naître sur son sol le réseau Modernité/Colonialité – Décolonialité[5] dont Mignolo est une figure importante. Dans ce réseau de recherche, Mignolo, par la qualité et la profondeur de ses ouvrages, a beaucoup contribué à l’appréhension de la question de la décolonisation épistémique.

Dans cette première série d’articles, nous avons voulu introduire nos lecteurs dans le sujet. Dans une seconde série de chroniques, nous analyserons le mécanisme de la colonialité en Afrique à partir de la matrice coloniale du pouvoir, de la bibliothèque coloniale et du système éducatif. L’objectif étant de mettre en évidence comment ces différents éléments contribuent encore aujourd’hui à l’asservissement des consciences en Afrique.

[1] MBEMBE, Achille, Critique de la raison nègre, Paris, La découverte, 2015, p. 191.

[2] Cf. MIGNOLO, Walter, The darker side of western modernity. Global futures, decolonial options, Durham, Duke University Press, 2011, p. 23.

[3] ELAME, Esoh, La pédagogie postcoloniale, Paris, L’harmattan, 2016, p. 5.

[4] MIGNOLO, Walter, « Preface to the 2012 edition », in Local Histories/Global Designs. Coloniality, Subaltern knowledge and border thinking, New Jersey, Princeton University Press, 2000, p. x.

[5] Réseau fondé dans les années 1990 par des auteurs latino-américains à l’instar de Santiago Castro-Gómez, Arturo Escobar, Ramón Grosfoguel, Walter Mignolo, Aníbal Quijano pour penser les questions de décolonialité. (Cf. Fátima Hurtado López, « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial », in Cahiers des Amériques latines, 62, 2009. Cf. [En ligne]. https://journals.openedition.org/cal/1509#ftn2, (page consultée le 1er décembre 2018 à 17h15)


3 décembre 2019
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En lisant le livre de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy

( RESTITUER LE PATRIMOINE AFRICAIN, ed. Philippe Rey/Seuil, Paris 2018)

 

1. Le contexte du livre

« Restituer le patrimoine africain », tel est le titre du livre que Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont publié en novembre 2018. Ce livre reprend essentiellement des éléments qui figurent dans le « Rapport sur la restitution du patrimoine africain », conçu et rédigé dans le cadre d’une mission diligentée par le président Français Emmanuel Macron au lendemain de son discours à Ouagadougou en novembre 2017.

A Ouagadougou, le Président Macron avait proposé à l’Afrique d’inventer les chemins d’une nouvelle relation, d’une amitié sur fond d’une histoire partagée en vue d’un devenir commun. Voici très précisément ce qu’il disait : « …je terminerai par ce qui doit nous permettre ensemble d’écrire cette nouvelle relation d’amitié dans la durée au-delà des menaces, des craintes et de nos intérêts partagés. Aujourd’hui, nous sommes orphelins, nous sommes orphelins en quelque sorte d’un imaginaire commun, nous souffrons d’un imaginaire qui nous enferme dans nos conflits, parfois dans nos traumatismes, d’un imaginaire qui n’est plus le vôtre, n’est plus le nôtre, et je veux reconstruire cet imaginaire commun et d’avenir autour de trois remèdes. Le premier remède c’est la culture, dans ce domaine, je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. Le patrimoine africain doit être mis en valeur à Paris mais aussi à Dakar, à Lagos, à Cotonou, ce sera une de mes priorités. Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Le livre de Bénédicte Savoy et de Felwine Sarr, dans le prolongement du Rapport qu’ils ont remis au Président Macron, répond à ce désir français de reconstruire un « imaginaire commun » avec l’Afrique.

2. Le livre et son contenu

Avec ses 187 pages, « Restituer le patrimoine africain » est composé de 4 chapitres successivement convergents, précédés d’une introduction et suivis d’une conclusion.  Dès l’introduction les deux auteurs du livre affirment qu’« il n’ y a plus d’impossible ». Autrement dit, désormais, le patrimoine africain ne peut plus être prisonnier des musées européens. Le premier chapitre, intitulé « la longue durée des pertes » fait l’état des lieux sur la question du patrimoine africain en Europe et présente les captations patrimoniales comme un « crime contre les peuples ». Pour rendre compte de cela, les auteurs utilisent des mots forts : il y est question d’« appropriation esthétique, intellectuelle et économique du patrimoine d’autrui » (p. 19),  d’ «  aliénation et déculturation intentionnelle des populations soumises dont l’équilibre psychologique est brisé, parfois définitivement par le départ d’objets-repères transmis de génération en génération » ( p. 19).

Ce qu’il faut retenir, c’est que le transfert des biens culturels africains dans les capitales européennes a été vraiment au cœur de l’entreprise coloniale. Le deuxième chapitre travaille à rendre compte de ce que veut dire « restituer ». Pour ce faire, les auteurs rappellent le sens littéral du mot « restituer » qui signifie rendre un bien à son propriétaire.  Mais ils vont plus loin en indiquant que « restituer vise à ré-instituer le propriétaire légitime du bien dans son droit d’usage et de jouissance, ainsi que dans toutes les prérogatives que confère la propriété » (p.52). La restitution n’est donc pas simplement un acte physique. Il comporte une dimension symbolique.

Pour Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, « parler ouvertement des restitutions, c’est parler de justice, de rééquilibrage, de reconnaissance, de restauration et de réparation, mais surtout : c’est ouvrir la voie vers l’établissement de nouveaux rapports culturels reposant sur une éthique relationnelle repensée » (p. 52). Ainsi, si elle comporte des questions juridiques, la restitution relève aussi du politique, du symbolique, du philosophique et du relationnel. Le troisième chapitre aborde la question des « Restitutions et collections ». Les nombreuses statistiques que donnent cette partie du livre donnent à voir clairement les collections africaines conservées en France. C’est aussi dans ce chapitre que les auteurs proposent un chronogramme pour un programme de restitution (p. 106), après avoir fait plusieurs recommandations et suggestions. Enfin, un dernier chapitre définit le cadre chronologique, juridique, méthodologique et financer pour « accompagner les retours » des œuvres d’art dans les pays africains.

3. Ce que le livre enseigne à la jeunesse africaine

Organisateur, depuis 2009, pour les jeunes africains, de Voyages d’intégration africaines ( V.I.A)[1], qui accordent de l’importance aux lieux de mémoire et aux musées sur le continent africain, je voudrais indiquer quelques leçons de ce livre historique pour la jeunesse africaine.

  • Le rééquilibrage de la géographie culturelle mondiale: Sur le continent africain, plus de 60% de la population a moins de 20 ans. Cette jeunesse d’Afrique, comme l’indiquent si bien Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, a « un droit au patrimoine » tout comme la jeunesse de France ou d’Europe. La jeunesse africaine doit avoir accès à sa propre culture, à la créativité et à la spiritualité du passé africain. Les V.I.A honorent parfaitement cette dimension de la « connaissance » et de la « reconnaissance » de l’histoire passée de l’Afrique en donnant aux jeunes, à chaque édition, la possibilité de visiter, dans le pays où s’effectue le V.I.A le patrimoine culturel du pays à travers notamment la visite des musées comme cela l’a été au musée d’histoire de Ouidah au Bénin en 2010, au musée national de Bamako au Mali en 2011, au  musée national du costume à Grand-Bassam en Côte-d’Ivoire en 2012, à la visite de l’Ile de Gorée au Sénégal en 2015, ou encore à la visite  du Fort de Cape Coast au Ghana en 2017. Quand on a vécu ces expériences de visites dans des lieux aussi importants sur le plan symbolique, on peut aisément comprendre les propos de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy : « Tomber sous le charme d’un objet, être touché, frappé, ému, sidéré par une chose vue dans un musée, admirer ses formes ou son ingéniosité, aimer ses couleurs, la prendre en photo, se laisser transformer par elle : ces expériences, qui sont aussi des formes d’accès à a connaissance, ne peuvent être réservées aux seuls héritiers d’une histoire asymétrique, bénéficiant de surcroît du privilège de la mobilité » (p.15)
  • Assumer « l’ère post-Ouagadougou »[2]: Il s’agit simplement de reconnaître qu’après le discours de Ouagadougou, les relations entre l’Occident et l’Afrique ne pourront plus être les mêmes et que les espaces pour libérer le colonial de son emprise politique sont à jamais ouverts.  Les restitutions des œuvres d’art volées, pillées à l’Afrique indiquent qu’un nouvel avenir est possible, dans la mesure où elles engagent une réflexion profonde sur l’histoire, les mémoires et le passé colonial (p. 52).  Ce nouvel avenir passe nécessairement par notre capacité d’interroger et de combattre « la colonialité latente et diffuse dans les rapports multiples (politiques, économiques, épistémologiques, culturels) qu’entretiennent les nations désormais indépendantes avec les anciennes métropoles » (p. 62).
  • Reconstruction de la mémoire et réinvention de soi : On peut considérer que l’urgence pour l’Afrique, c’est d’enraciner sa jeunesse dans un passé, dans une mémoire, une tradition, pour déployer cela vers un futur, un projet, un dessein individuel et collectif. Dans la mesure, où il permet de travailler sur les « impensés » de l’histoire, le livre de Felwine et de Bénédicte, autorise aussi un travail de mémoire, de reconstruction et de réinvention de soi. Au demeurant, ce livre éclaire les actions que nous menons depuis dix ans avec les jeunes dans le cadre des Voyages d’intégration africaine (V.I.A). De fait, ces V.I.A veulent redonner à la jeunesse africaine une espérance pour l’avenir, par le détour du passé. Cette espérance passera par la capacité de reconquérir « un amour de soi », une estime de soi, une réinvention de soi. Pendant les Voyages d’intégration, les jeunes redécouvrent autrement l’histoire et la culture africaine à travers des conférences, des visites touristiques et la rencontre de grands témoins africains. Ils réinvestissent divers champs symboliques de la culture africaine et tentent de se penser en dehors des injonctions occidentales, à se représenter autrement que des jeunes condamnés au désespoir, à se projeter dans le monde de demain en imaginant de nouvelles trajectoires pour les sociétés africaines loin de tout impérialisme et de toute forme de domination. Les V.I.A valorisent tout ce qui peut contribuer à l’appréciation de sa propre valeur dans une saine célébration de l’altérité. Cette manière panafricaine d’éduquer la jeunesse africaine ne se fait pas contre les autres, et ce n’est guère un repli sur soi. Au contraire, la pédagogie que mets en place les V.I.A indiquent que « la construction du commun est inséparable de la réinvention de la communauté » (Achille Mbembe).
  • Une nouvelle éthique relationnelle: C’est sans doute un des points les plus importants du livre pour les jeunes africains. Pour Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, les objets d’art africains, bien que situés, sont l’expression du génie humain en même temps qu’ils sont une traduction matérielle de sa créativité. Le retour de ces objets sur le continent ouvre les portes à une nouvelle relation entre l’Europe et l’Afrique, ils autorisent l’existence d’un « Ubuntu », c’est-à-dire d’un appel à la construction d’une humanité commune qui favorise le lien social, le vivre-ensemble. La jeunesse africaine est en attente d’un monde où il fait bon vivre ensemble, un monde habitable pour tous.

Conclusion

Il est clair qu’une telle manière de concevoir la « restitution du patrimoine africain » n’acquière pas l’adhésion de tout le monde. Ainsi, pour l’anthropologue Français Jean-Loup Amselle[3], « la restitution apparaît aussi comme un processus de ré-ethnicisation qui s’inscrit paradoxalement dans le sillage colonial ». Amselle refuse même au patrimoine africain le statut « d’œuvre d’art », préférant les considérer simplement comme des « œuvres de l’art ». Il ne comprend pas par exemple, ce que pourrait « signifier la restitution des statuettes ou de masques bambaras, senoufos ou dogons à des communautés désormais profondément islamisées et qui rejettent dans un passé honni des objets considérés comme appartenant à l’ère des ténèbres d’avant l’islam ». Bien plus, Amselle, tout en reconnaissant l’utilité du « Musée des civilisations noires » de Dakar, se demande si ce musée ne « reproduit pas d’une certaine façon un vieux paradigme au sens où il entérine la division coloniale entre une Afrique « blanche » et une Afrique « noire », c’est-à-dire une approche selon les latitudes et les races au détriment d’une approche méridienne ». Il se demande si restituer, n’est finalement pas effectuer le retour du même ? On peut voir dans le positionnement de Amselle les effets continus de la colonialité. Dans la perspective de Felwine et de Bénédicte, le retour des objets d’art « ne signe pas leur enclavement identitaire, mais porte avec lui la promesse d’une nouvelle économie de l’échange »[4]. Au contraire, « les objets étant devenus les produits de relations historiques, il ne s’agit pas du retour du même : ils deviennent les vecteurs de relations futures »[5].

 

 

Jean-Paul Sagadou

Initiateur du Réseau de Jeunes pour l’Intégration Africaine ( R.J.I.A)

Et des Voyages d’Intégration Africaine (V.I.A)

Burkina Faso

 

 

[1] Les voyages d’intégration africaine ont été lancés en juillet 2009 à partir de la ville de Sokodé (Togo). Sept ( 7)  éditions ont déjà été réalisées dans cinq pays différents avec des thèmes différents et regroupant chaque année plus de 50 jeunes de différents pays : le Burkina Faso en 2009 avec  « l’intégration africaine » comme thème, le Bénin en 2010 avec « intégration et rencontre des cultures comme thème, le Mali en 2011 avec le thème : « intégration et renaissance africaine », en 2012 en Côte d’Ivoire avec comme thème : « Réconciliation et intégration africaine », en 2013 au Togo avec le thème : « Citoyenneté et intégration africaine », en 2015 au Sénégal avec le thème : « intégration africaine et culture démocratique », en 2017 au Ghana avec le thème : « La jeunesse africaine et afro-descendante face au panafricanisme : l’héritage de Kwame Nkrumah ».

[2] Expression du juriste ghanéen Kwame Opoku, reprise par Felwine Sarr et Bénédicte Savoy. Voir, p. 32.

[3] Cf. https://aoc.media/opinion/2019/01/24/restituer-veut-dire/

[4] Nos deux auteurs citent Benoît de l’Estoile, Intervention au Collège de France lors du colloque « Du droit des objets (à disposer d’eux-mêmes ?) » organisé par Bénédicte Savoy, 21 juin 2018, p. 68.

[5] Cf. p. 68



Conditions de participation

– Etre âgé (e) de 20 à 40 ans.
– Vouloir vivre une expérience humaine, interculturelle, inter-religieuse et panafricaine.


Modalités d’inscription

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