[Chronique de Jean-Valère Kouwama] – La nécessité de la décolonisation de la pensée, de l’être et des savoirs en Afrique…
Les enjeux de la décolonisation épistémique
Dans la suite de notre série d’articles, nous vous proposons d’évoquer dans les lignes qui suivent quelques enjeux de la pensée décoloniale. Les enjeux de la pensée peuvent se décliner en trois principaux points.
Premièrement, il s’agit d’une critique de la colonialité qui consiste à analyser toutes les formes de pouvoirs mises en place par la modernité impériale dans le processus d’assujettissement, ou, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembé, dans les « processus de fabrication de sujets de race »[1] depuis la traite négrière jusqu’à la période post-coloniale en passant par la colonisation. Cette critique, loin d’être anti-occidentale, a pour but d’affirmer que chaque sphère de la planète est particulière dans son histoire, sa culture, ses formes de pensées et de savoirs et qu’il est possible que chacune d’elle contribue à la fécondité de la pensée universelle, considérée dans sa pluralité. Comme le soutient Mignolo, aujourd’hui, pour que les savoirs entrent réellement en dialogue, sans complexe, le seul projet universel qui soit valable et fécond, c’est le projet de la pluriversalité de la connaissance.[2]
Deuxièmement, il s’agit de révéler le côté obscur de la modernité et son mécanisme. En effet, la modernité occidentale, dans sa volonté de dominer le monde et de l’universaliser, a occulté l’histoire de l’humanité en mettant en place un processus de négation culturelle, en forgeant des critères de classification et de hiérarchisation des êtres, des cultures, des peuples et des savoirs. Ce mécanisme, « qui conduit le colonisé à avoir un sentiment d’infériorité au point de finir par mépriser sa propre langue, us et coutumes, au point de vouloir ressembler au colonisateur »[3] a besoin d’être mis au jour. Ce travail permettra au colonisé de mesurer la gravité de cette colonisation des consciences dont il est victime et de travailler pour sortir de cette position aliénante.
Troisièmement, la décolonisation épistémique a un enjeu éducatif et ce dernier a un double objectif : d’abord, provoquer un détachement par la désobéissance épistémique et ensuite permettre de se situer dans une pensée de frontière : “Border thinking becomes, then, the necessary epistemology to delink and decolonize knowledge and, in the process, to build decolonial local histories, restoring the dignity that western idea of universal history took away from millions of people.”[4] Autrement dit, « la pensée de frontière devient alors, l’épistémologie nécessaire pour dissocier et décoloniser les connaissances et, dans le processus, de construire des histoires locales décoloniales, restaurer la dignité que l’idée occidentale de l’histoire universelle a amputé à des millions de personnes ». De ce fait, la pensée décoloniale ouvre les portes à la recherche de nouveaux terrains de recherches, de nouveaux concepts par lesquels les sociétés, particulièrement celles africaines pourront appréhender leur avenir, leur place et leur contribution dans la géopolitique de la connaissance.
Ce vaste projet de décolonisation épistémique dont l’institutionnalisation s’est faite à la conférence de Bandung et à celle de Belgrade, mais qui s’est fortement inspiré de la critique coloniale, s’est ancré dans l’espace latino-américain qui a vu naître sur son sol le réseau Modernité/Colonialité – Décolonialité[5] dont Mignolo est une figure importante. Dans ce réseau de recherche, Mignolo, par la qualité et la profondeur de ses ouvrages, a beaucoup contribué à l’appréhension de la question de la décolonisation épistémique.
Dans cette première série d’articles, nous avons voulu introduire nos lecteurs dans le sujet. Dans une seconde série de chroniques, nous analyserons le mécanisme de la colonialité en Afrique à partir de la matrice coloniale du pouvoir, de la bibliothèque coloniale et du système éducatif. L’objectif étant de mettre en évidence comment ces différents éléments contribuent encore aujourd’hui à l’asservissement des consciences en Afrique.
[1] MBEMBE, Achille, Critique de la raison nègre, Paris, La découverte, 2015, p. 191.
[2] Cf. MIGNOLO, Walter, The darker side of western modernity. Global futures, decolonial options, Durham, Duke University Press, 2011, p. 23.
[3] ELAME, Esoh, La pédagogie postcoloniale, Paris, L’harmattan, 2016, p. 5.
[4] MIGNOLO, Walter, « Preface to the 2012 edition », in Local Histories/Global Designs. Coloniality, Subaltern knowledge and border thinking, New Jersey, Princeton University Press, 2000, p. x.
[5] Réseau fondé dans les années 1990 par des auteurs latino-américains à l’instar de Santiago Castro-Gómez, Arturo Escobar, Ramón Grosfoguel, Walter Mignolo, Aníbal Quijano pour penser les questions de décolonialité. (Cf. Fátima Hurtado López, « Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial », in Cahiers des Amériques latines, 62, 2009. Cf. [En ligne]. https://journals.openedition.org/cal/1509#ftn2, (page consultée le 1er décembre 2018 à 17h15)