Emmanuel Mounier face à la colonisation
C’est dans le « Manifeste au service du personnalisme » de 1936, au chapitre des « Structures d’un régime personnaliste », qu’il faut chercher la pensée d’Emmanuel Mounier sur la colonisation, notamment au sous-titre « La communauté interraciale ». Au nom de « l’égalité spirituelle des personnes » et de leur droit de se donner des communautés valorisantes, « le personnalisme attaque l’impérialisme de l’État-nation sur son dernier front : l’impérialisme colonial » (T. 1, 632). La critique de Mounier va porter sur deux points : la contestation du droit colonial et l’annonce la fin de la colonisation.
Pour Mounier, les philosophies et les théologies sur lesquelles les Européens se sont appuyés pour justifier la colonisation n’étaient que des prétextes au service de l’impérialisme capitaliste. Dans les faits, l’exploitation rationnelle des richesses mondiales s’est traduite par le travail forcé, mal rémunéré, le pillage des produits forestiers et agricole ainsi que des matières premières, la conquête des marchés nouveaux au profit des colonisateurs et sans souci des droits des premiers propriétaires. Si le colonisateur a cru venir en « humanitaire » avec la prétention de supprimer les fléaux comme les grandes maladies, il n’a, en fait, fait qu’importer d’autres problèmes : les stupéfiants, la syphilis, la dépopulation… Le prétexte de la « civilisation supérieure » est lui aussi discutable, bien évidemment, car il arrive que la civilisation du peuple colonisé soit plus ancienne et parfois plus raffinée que celle qui leur est imposée. On touche là à la contradiction radicale de la colonisation : elle propose une économie meilleure, mais elle crée de nouveaux besoins et provoque l’appauvrissement ; elle enseigne la liberté et la dignité, mais elle maintient la répression policière et le mépris de l’autre ; elle est issue du rationalisme, mais elle s’oppose à la naissance de nouvelles consciences nationales. Du coup, pour Mounier, la condamnation est sans appel : « Quand les divers prétextes exposés auraient légitimé certaines interventions, ils ne justifient à aucun titre la dépossession de souveraineté, ni la longue histoire de cupidité, de sang et d’oppression » (T. I, p. 633). Une fois cela posé, il ne reste qu’une chose à faire : décoloniser.
La décolonisation reste le seul devoir du colonisateur « comme service fraternel de l’homme par l’homme » au nom même des idéaux personnels et communautaires qu’il a enseignés et pour réparer les crimes qu’il a commis. Ce que recherche Mounier, c’est une solution communautaire à l’échelon mondiale, ce qui suppose de lutter contre ce qu’il appelle « l’individualisme colonial », « le nationalisme économique », et le « capitalisme métropolitain ».
La décolonisation doit s’envisager comme une « révolution », c’est-à-dire une transformation des structures d’oppression en instruments de libération. Au plan politique, Mounier dénonce même l’exportation des idéologies européennes dans d’autres contrées. On ne peut appliquer des idéologies conçues dans des situations européennes en termes européens dans d’autres endroits. Le socialiste ne peut pas utiliser ses schémas marxistes dans un pays où la condition du petit propriétaire est plus misérable que celle du salarié. Le patriote français doit arrêter de continuer à glorifier la colonisation. En tout, avec l’Afrique, il faut « aller sur place » et travailler à adopter le point de vue des Africains. C’est ce que Mounier fait, en allant en Tunisie en 1937 et en Afrique noire en 1947.
Jean-Paul Sagadou